Ramon CASAS y CARBO – Fatiguée (vers 1895)
Un peintre de mes connaissances me dit un jour qu’un de ses clients lui avait commandé un bouquet de fleurs en lui demandant de dessiner ces fleurs couchées sur un plan horizontal.
Instinctivement il avait répondu :
—Pour un bouquet, je ne peins pas de fleurs couchées mais des fleurs en position verticale ! Une fleur couchée n’est pas une fleur, c’est une femme !
Il était surpris lui-même par son commentaire !
Son interlocuteur n’avait pas accepté sa remarque et il avait perdu la commande. Mais c’était bien mieux ainsi. Peindre pour un client souhaitant des fleurs couchées lui aurait été insupportable !
Il faut parfois garder son élan naturel. Si vous réfléchissez trop, vous perdez la puissance de votre émotion et une partie de votre force créatrice.
J’ai bien sûr été ému par le tableau de Ramon Casas i Carbo, mais son titre Fatiguée me laisse perplexe.
Le peintre s’est placé en observateur extérieur de la vie intime de cette femme, faisant là preuve d’un brin de voyeurisme.
Je doute cependant qu’il voulait la peindre fatiguée.
Qu’elle soit fatiguée n’induit pas une grande charge émotionnelle pour le spectateur du tableau.Très rapidement, son imagination se mobilise, comme ce fut pour moi, et l’amène à penser qu’elle n’est pas seulement fatiguée.
Elle est malheureuse aussi et je pense que Ramon se joue un peu de nous avec le titre de son tableau.
Certes, nous ne la voyons pas pleurer, ni rire, mais …
Après ce point de vue très personnel, je vous avoue avoir eu également une intuition, fausse peut-être, mais assez immédiate et suffisamment établie pour que je vous la narre :
cette femme détient un secret, cause de son désespoir.
Va-t-elle relever la tête et nous révéler la vérité, nous dévoiler son secret ?
Peut-être...
Cependant, il y a tant de secrets restés inavoués qui se sont évanouis à la disparition de leur détenteur.
Sont-ils pour autant perdus ?
Peut-être pas…
Sans doute existe-t-il un lieu où ils sont stockés ? Cette réserve de secrets doit tourner sur une grande plate-forme et se réincorporer, recyclés, dans d’autres épisodes de vies.
Utiles, ils aident à vivre.
Bien sûr, certains secrets meurent avant terme, révélés de leur vivant par leur détenteur. La finalité d’un secret n’est donc pas toujours de rester secret.
La révélation d’un secret a sans doute une fonction cachée nécessaire et complémentaire à sa fonction première. Dans tous les cas, elle engendre une très grande surprise à son récipiendaire .
Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?
La mise au grand jour d’un secret permettrait de concourir à secréter de la vie, à maintenir un fil conducteur, à poursuivre une action qui se trouvait bloquée dans l’ombre. C’est un peu comme ces fils de toile d’araignée qui brillent soudainement dans un rayon de soleil alors qu’on ne voit pas l’ensemble de la toile. Une fois sorti du faisceau de l’astre solaire et éteint, on a beau faire un geste saugrenu de la main pour le chasser, on a bel et bien déjà passé la tête dans l’ensemble de la toile.
Mais alors, quel était le secret de cette femme ?
Il y a des petits et des gros secrets, les uns pouvant se confondre avec les autres.
Mais les grands secrets, comme les grands moments de notre vie, nous apparaissent beaucoup plus tard et, fréquemment, on ne les avait pas perçus comme tels sur l’instant.
J’attends donc que cette belle femme peinte par Ramon Casas i Carbo relève la tête, les yeux gonflés et rougis par son chagrin et son remords, les mains tremblantes qu’elle tord devant elle, le rythme de sa poitrine s’accélérant jusqu’à la rupture sous un poids devenu fatidique, sa mine devenue très pâle, son élocution difficile voire presque inaudible tant sa gorge est serrée :
—Paul, Paul ….
—Oui, je vous entends, Dolorès …
—J’ai empoisonné mon mari et personne, absolument personne… Vous m’entendez, Paul ?
—Oui, oui, je vous entends, Dolorès
—Ni la justice ni quiconque n’ont jamais pu m’en accuser !
Alors avec une surprise non feinte, je lui répondrais bizarrement dans la langue de Cervantès :
—Pero , muy querida Dolorès, porque diga-me ahora y a mi ?
(Extrait d’une lettre d’Ariëte Mauve au galeriste Paul Labranche)
La Haye, novembre 1890
Mon cher ami,
La pluie ininterrompue s’abat sur notre campagne hollandaise depuis plusieurs
semaines et j’ai l’impression de me promener dans un tableau de mon cher Anton, un
de ceux où figurent souvent, dans une grisaille épaisse et tenace, des chemins, des
voyageurs à cheval ou des troupeaux de bêtes rentrant à l’étable... J’ai accroché dans
notre salon celui qui me plaisait particulièrement, Une route hollandaise, peint en
1890, huit années avant sa mort. Quelle merveille ! J’ai pu le sauver, l’arracher des
mains de ces cohortes de galeristes et de conservateurs de musée venus du monde
entier effectuer une razzia dans son atelier !
Quel succès, quel génie ! On s’étripait pour le moindre de ses dessins, ses esquisses,
ses peintures à peine achevées...Amsterdam, Londres, New-York, Boston, Paris …
Tiens, Paris…. À Paris, cette école de Barbizon, les Millet, Corot, Rosa Bonheur et
compagnie, peuvent bien se tenir. Ils savent tous que l’École de la Haye rayonne sur
la peinture mondiale et qu’Anton Mauve en est le phare incontesté.
Enfin… Puisqu’on parle de la France, je viens d’apprendre que mon cousin germain
est mort, cela ne me fait ni chaud ni froid. Je n’avais plus de contact avec cet imbécile.
Plus de nouvelles depuis longtemps, bon débarras ! Avec tout ce qu’il nous a causé
comme soucis...
Sans doute est-ce pour cette raison, après la mort d’Anton, qu’il m’a fait parvenir et
offert un de ses tableaux, Un pêcher en fleurs avec, écrit au dos de la toile Souvenir
de Mauve. Peut-être pour se faire pardonner sa muflerie ? Je ne l’ai pas remercié.
Quel incapable ! Son pêcher en fleurs n’était ni fait ni à faire !
En attendant de me débarrasser au plus vite de cette croûte, je l’avais laissée sur le sol
de notre vestibule. Je recevais le lendemain monsieur le Conservateur du musée des
Beaux-Arts d’Amsterdam, une vieille connaissance, un homme charmant et élégant,
d’une discrétion toute empreinte de sensibilité et de raffinement. Après les formalités
d’accueil et amabilités d’usage, je le conduisis dans notre salle de réception et, en
chemin, j’observai sa mine pincée et plus préoccupée que de coutume. Tordant
légèrement ses mains très fines et pâles, il ne tarda pas à me révéler sa gêne :
— Nous nous connaissons, madame Mauve, depuis de nombreuses années et notre
estime réciproque n’a fait que croître… Enfin, pour ma part, cette amitié est
tellement affirmée qu’elle ne supporterait rien qui vienne l’entacher ou même la
ternir.
— Ce sentiment est entièrement partagé, monsieur le Conservateur, m’empressai-je
de répondre.
— Alors, puisqu’il en est ainsi, madame, assuré de votre bienveillance et pour vous
conforter instantanément sur la mienne, je vais vous poser une question que vous
trouverez peut-être abrupte, discourtoise voire cavalière:
comment pouvez-vous détenir dans votre vestibule une toile que je
qualifierais...hum…d’innommable, sans aucune tenue ni maîtrise, tant dans
la facture que dans les coloris ? Une peinture d’enfant peut-être ? Enfin,
même un enfant s’il est encadré par un professeur ou un membre de sa
famille un tant soit peu éduqué, ne peut faire qu’un meilleur usage de
son pinceau et de ses couleurs !
Il me vint alors une bouffée de chaleur qui se transforma en une toux saccadée
immédiatement tempérée et transformée en un éclat de rire.
— Ah ! Je comprends très bien votre étonnement monsieur le Conservateur…. Je vais
vous expliquer avec plaisir et vous rassurer sur le champ.
Et je lui contai toute l’histoire de ce cousin germain dessinant depuis un certain
temps et m’ayant demandé d’intercéder auprès d’Anton afin qu’il accepte de lui
apprendre la peinture dans son atelier.
Anton avait certes un caractère assez fermé, un peu dépressif et perfectionniste mais
il avait accepté. Dans un premier temps, une relation assez fructueuse et
enrichissante s’était établie entre ce peintre déjà célèbre et ce garçon du reste assez
étonnant, très volontaire et somme toute attachant.
Après une première initiation durant l’été 1881 qui s’était terminée en demi-teinte, il
était revenu pour plusieurs semaines en fin d’année plein d’enthousiasme et de
bonnes résolutions. Mais là…catastrophe ! Cela n’avait été que cahots, querelles,
débats d’idées stériles et violences !
Anton jugea son cousin par alliance certes doué, ayant des fulgurances
étonnantes, mais profondément invivable. Après avoir demandé mon accord, il
décida d’arrêter son enseignement. Anton ne pouvait continuer à perdre son temps
avec un tel énergumène discutant de tout et s’emportant pour la moindre broutille.
Mon cousin partit pour Paris. Nous n’eûmes plus de nouvelles de lui à part quelques
rumeurs sur sa perpétuelle instabilité et ses échecs répétés jusqu’à ce jour où je reçus
de sa part cette toile.
— Ah ! Je comprends mieux maintenant, s’esclaffa le Conservateur, mais pourquoi
alors garder cette toile de votre cousin ?
— En fait, j’allais juste m’en débarrasser après votre visite. Je ne peux en effet
conserver cette peinture qui n’a pas sa place dans la maison d’Anton. Je pense que
vous avez compris que mon cousin est un personnage au bord de la folie, un
instable qui ne maîtrise rien comme lors de son apprentissage de la peinture chez
nous. Cependant, je pense qu’il s’est quand même aperçu qu’Anton lui avait appris
beaucoup de choses essentielles sur la peinture. Enfin appris …il n’en a pas
beaucoup fait usage, ponctuai-je avec un sourire forcé.
— Certainement, c’est le moins que l’on puisse dire ! Et quel est son nom ?
— Mon cousin ? C’est Vincent, mais bien sûr, vous n’avez jamais entendu parler de
lui, c’est certain !
— De toute évidence ! s’exclama-t-il en pouffant de rire.
— Mais vous savez, soupirai-je, nous avons tous notre lot de petites histoires de
famille. Les parents de mon cousin Vincent, les Van Gogh, chérissaient tant Anton
qu’ils portaient aux nues...Il était donc très difficile de leur refuser d’aider leur fils !
Voilà, mon très cher ami, ce qu’on dit à La Haye aujourd’hui.
……..
……..
Ariëte Mauve est décédée à l’âge de 36 ans, 4 ans après son cousin Vincent Van
Gogh et 6 ans après son mari Anton Mauve.
Elle n’a pas pu connaître la première édition de la correspondance entre Vincent et
son frère Théo parue en 1937 aux éditions Grasset. Pourtant Vincent témoigne à 52
reprises dans ces lettres, de l’importance de la formation et de la conception qu’il s’est
faites de la peinture suite à son passage dans l’atelier d’Anton Mauve. Il ne reniera
jamais cet apport et comme à l’égard de la peinture de Millet , il admirera toujours la
peinture d’Anton Mauve.
Ariëtte aurait alors pu apprécier, ironie du sort, ce passage de la lettre N° 162
traduite du néerlandais :
J’ai parlé à Mauve en ces termes « Que penserais-tu si je venais t’ennuyer royalement
pendant un mois ? Au bout de ce temps, j’aurai vaincu les premières petites misères
de l’art de peindre et je retournerai ensuite au Heike. »
Eh ! Bien, Mauve m’a installé séance tenante devant une nature morte ou trônait une
paire de vieux sabots au milieu de quelques autres objets et je me suis mis au travail
aussitôt. Le soir je retourne travailler chez lui ….
Mauve m’a laissé espérer que je peindrais bientôt des choses vendables. Puis il m’a
dit : « J’ai toujours cru que tu étais un triple couillon, mais je me rends compte à
présent qu’il n’en est rien ». Je t’assure que cette parole de Mauve m’a fait plus plaisir
qu’une charretée de compliments jésuitiques.